Pierre Kropotkine

Paroles d'un Révolté

Préface à l'édition italienne




Publiée par «Le Réveil», Genève, 4 juin 1904

Les premiers chapitres de ce livre, écrits en 1879, parlent de la révolution sociale comme d'un fait imminent. Le réveil du prolétariat qui se produisait alors en France, après le deuil de la Commune, l'extension que prenait le mouvement ouvrier dans les pays latins, l'entrain de la jeunesse russe et la propagation rapide des idées socialistes qui se faisait alors en Allemagne, bien que les Allemands fussent restés très longtemps réfractaires au socialisme français, enfin, les conditions économiques de l'Europe — tout cela semblait présager la prochaine arrivée d'une grande révolution, sociale, européenne. Révolutionnaires et modérés s'accordaient alors pour prédire que le régime bourgeois, ébranlé par la révolution de 1848 et la Commune de Paris, ne pourrait résister longtemps à l'attaque du prolétariat européen. Avant la fin du siècle arriverait la débâcle. Ceux mêmes qui combattaient notre tactique révolutionnaire et lui opposaient le parlementarisme, ne voulaient pas rester en arrière, et calculaient, chiffres de votants en mains, que bien avant la fin du siècle ils auraient conquis la majorité au parlement allemand, décrété l'expropriation et accompli la révolution sociale, par le bulletin de vote, bien avant les peuples latins.

— «Et cependant», nous dit-on maintenant — les uns avec regret, et les autres en triomphant — «nous voilà déjà entrés dans le vingtième siècle, et la révolution promise tarde toujours à venir!» On pourrait même croire — on l'a dit, du moins, dans le camp des riches — que le triomphe de la bourgeoisie est mieux assuré aujourd'hui que jamais. Les travailleurs semblent avoir perdu l'espoir d'une révolution. Ils se contentent d'envoyer quelques représentants aux parlements, et ils espèrent obtenir ainsi de l'État, toutes sortes de faveurs.

Leurs demandes mêmes se réduisent à de toutes petites concessions de la part des exploiteurs. Tout au plus si le travailleur converti à la démocratie sociale ose espérer qu'un jour il deviendra un salarié de l'État — une sorte de très petit fonctionnaire, qui, après 25 ou 30 ans de travail et de soumission, touchera une petite retraite.

Quant aux visées plus larges, quant à la révolution qui promettait de remuer toutes les idées et de commencer une ère nouvelle de la civilisation; quant à cet avenir de bonheur, de dignité, d'affranchissement, d'égalité que le travailleur avait entrevu un moment pour ses enfants — tout cela, nous dit-on aujourd'hui, c'est de la fantaisie. Il s'est même constitué toute une école de socialistes, qui prétendent posséder une science à eux, d'après laquelle il serait prouvé que la révolution est un contresens. — «Discipline, soumission aux chefs — et tout ce qui peut être fait pour l'ouvrier sera fait au parlement. Oubliez le fusil, oubliez 1793, 1848 et 1871, aidez aux bourgeois à saisir des colonies en Afrique et en Asie, exploitez avec eux le Nègre et le Chinois, et on fera pour vous tout ce qui peut se faire... sans trop déranger le bourgeois. Une condition seulement: oubliez ce mot, cette illusion de révolution !»

Eh bien, tous ces messieurs, ne triomphent-ils pas trop tôt ? D'abord, nous venons à peine d'entrer dans le vingtième siècle; et si dix ans, vingt ans comptent pour beaucoup dans la vie de l'individu, ils ne comptent que fort peu ou pour rien dans les événements historiques. Un événement d'une si immense portée que la révolution sociale ne demande-t-il pas qu'on lui accorde la latitude de quelques années ?

Non, nous ne nous sommes pas trompés lorsque, il y vingt-cinq ans, nous voyions venir la révolution sociale. Aujourd'hui elle est tout aussi inévitable qu'elle l'était, il y a un quart de siècle. Seulement, nous devons reconnaître que nous n'avions pas sondé alors toute la profondeur de la réaction que nous amènerait la défaite de la France en 1870 et 1871, et le triomphe de l'empire militaire allemand. Nous n'avions pas mesuré la longueur de l'arrêt qui allait se produire dans le mouvement révolutionnaire européen à la suite de cette défaite et de cette victoire.

Si la guerre de 1870-71 avait simplement déplacé la puissance militaire, de la France à l'Allemagne, c'eût été sans conséquence pour le développement du mouvement socialiste révolutionnaire. Mais la guerre avait porté infiniment plus loin: pour trente ans, elle allait paralyser la France. Avec Metz à deux ou trois jours de Paris — non pas une simple forteresse, mais un camp retranché , d'où un demi million d'hommes, parfaitement équipés jusqu'au dernier attelage de l'artillerie, pouvaient être lancés sur la capitale, vingt-quatre heures après, ou plutôt avant la déclaration de guerre ; avec la triple et plus tard la quadruple alliance, prête à mettre la France en lambeaux, — et ce danger n'a cessé de peser sur les Français jusqu'à ces toutes dernières années ; avec la fine fleur de la jeunesse française décimée, soit sur les champs de bataille, soit sur les pavés de Paris, — dans ces conditions, comment la France pouvait-elle ne pas traverser un quart de siècle de militarisme, ne pas se soumettre à Rome de peur d'une guerre intestine, ne pas s'engouer pour l'alliance franco-russe ? C'était inévitable, c'était fatal. Et quand nous lançons aujourd'hui un regard en arrière — nous qui avons combattu au jour le jour le cléricalisme et le militarisme, le césarisme et le boulangisme —, nous pouvons avouer que nous admirons une chose : c'est que la France eût su traverser cette sombre période sans se donner à un nouveau César.

Si l'aventure boulangiste, soutenue par toute la puissance des banquiers anglo-américains, des cléricaux et des royalistes de l'Europe entière, s'est terminée malgré tout si piteusement ; si la France n'est pas devenue cléricale, alors que l'Angleterre se «catholicise» si bien et que l'Allemagne semble vouloir marcher dans la même voie ; si nous voyons enfin la France, au bout de ces sombres années, se retrouver enfin, renaître à la vie et produire cette belle jeune génération qui va reprendre la place qui lui est due dans le mouvement de rénovation du monde civilisé — c'est qu'en effet la force du courant révolutionnaire a été bien plus puissante qu'elle ne semblait à ceux qui ne voyaient que la surface des événements.

Qu'on envoie, tant que l'on voudra, l'anathème aux révolutionnaires ardents surtout aux anarchistes, qui surent relever haut le drapeau rouge, tenir la France en éveil et parfois éliminer de l'arène politique ceux qui tenaient la place chaude pour d'autres réactionnaires, plus francs encore dans leur réaction ; qu'on les maudisse tant qu'on voudra ! L'histoire dira que c'est à leur énergie, à l'agitation qu'ils nourrissaient de leur sang, que nous devons d'avoir tenu la réaction européenne en bride.

La vérité est que le parti révolutionnaire, si faible qu'il fût numériquement, dut déployer une énergie immense, farouche, pour mettre un frein à la réaction du dedans et du dehors. Certes, nous n'avions pas exagéré cette force; car, sans elle, où en serions-nous maintenant ?

Et la même pensée s'applique mot pour mot à l'Espagne et à l'Italie. Qui de nous aurait risqué de prédire que l'on essaierait en Espagne de réintroduire les tortures de l'Inquisition contre les ouvriers révoltés ? Qui aurait risqué de prévoir les mitraillades de Milan ? Eh bien, on l'a osé ! Osé seulement; car la répartie des travailleurs sut bientôt mettre ces «enragés» à la raison.

Aujourd'hui seulement nous pouvons connaître tout l'arrêt qui se fit en Europe à la suite de la guerre franco-allemande. La pire des défaites de 1870 et 1871 fut qu'elles amenèrent l'effacement intellectuel de la France.

La nécessité dans laquelle la nation française fut placée de songer avant tout à préserver son existence, son génie populaire, son influence civilisatrice, son existence comme nation, paralysait la pensée révolutionnaire. L'idée d'une insurrection évoquait celle d'une guerre civile, qui serait apaisée par les canons de l'étranger, venant à la rescousse de l'ordre bourgeois. Et d'autre part, tout ce qu'il y avait eu en France de plus énergique, de plus ardent, de plus dévoué — toute une génération avait péri dans la grande lutte qui commença après l'investissement de Paris. Toute une jeune génération de révolutionnaires, attirés à Paris sous l'empire, avait péri lors des massacres qui suivirent la chute de la Commune. Toute la vie intellectuelle en France s'en ressentit. Elle se rabaissa, s'amoindrit, passa aux mains des impuissants, des malades, des timorés.

Cet écrasement de la France signifiait l'écrasement, non pas seulement d'une nation qui avait marché à la tête de la civilisation, mais de toute la période que l'Europe avait vécue de 1848 à 1870. L'Europe retournait à 1849 à 1830. L'Allemagne victorieuse venait prendre la direction intellectuelle qui jusqu'alors avait appartenu à la France et en grande partie à l'Italie. Mais si l'Allemagne avait bien donné au monde un certain nombre de penseurs, de poètes et de savants, elle n'avait aucun passé révolutionnaire. Et dans son développement politique et social, elle était là où la France avait été sous Louis-Philippe. Le gouvernement représentatif, introduit en Allemagne en 1871, avait pour elle l'attrait de la nouveauté; et si elle avait eu, dans Weitling et ses continuateurs, quelques communistes ardents pour la plupart des réfugiés, le mouvement socialiste en Allemagne même venait d'être tout fraîchement importé, et pour cette raison il allait passer par les mêmes phases qu'il avait traversées en France: le socialisme d'État de Louis Blanc et le collectivisme étatiste, que Pecqueur et Vidal avaient formulé pour la république de 1848.

De cette façon l'esprit de l'Europe baissa jusqu'au niveau qu'il avait occupé jadis sous Louis-Philippe. Le socialisme lui-même, rebroussant chemin, redevenait l'État capitaliste de Louis Blanc, tout en perdant la netteté et la simplicité que lui avait donné l'esprit latin. Il prit, en outre, le caractère centralisateur, hostile à l'esprit latin, mais qui lui avait été imposé par l'esprit allemand, pour lequel l'union des petits États allemands en un seul empire, avait été le rêve pendant trente ans.

Plusieurs autres causes pourraient être mentionnées encore pour expliquer la force de la réaction. L'une d'elles, c'est l'extension coloniale. Aujourd'hui, la bourgeoisie européenne s'enrichit, non plus seulement du travail des ouvriers de son pays. Profitant de la facilité des transports internationaux, elle a des esclaves et des serfs partout: en Asie Mineure, en Afrique, aux Indes, en Chine. Les tributaires sont tous les États retardataires. La bourgeoisie de l'Angleterre, de la France, de la Hollande et de la Belgique deviennent de plus en plus les usuriers de l'univers, vivant de coupons de rente. Des États entiers sont mis en taille par les banquiers de Londres, de Paris, de New-York, d'Amsterdam. Tels la Grèce, l'Égypte, la Turquie, la Chine; et l'on prépare déjà pour ce rôle le Japon, en prêtant au cher allié à six ou plutôt, à sept pour cent, et en prenant hypothèque sur tous ses revenus douaniers. De cette façon, on fait volontiers quelques concessions à l'ouvrier européen, l'État nourrira volontiers ses enfants à l'école, il lui donnera même quelques francs de retraite à l'âge de soixante ans sonnés — pourvu qu'il aide aux bourgeois à conquérir des serfs et à faire des états vassaux de la Bourse, en Asie et en Afrique.

Et enfin il eût fallu mentionner aussi l'effort contre-révolutionnaire qui fut fait par toutes les églises chrétiennes, mais qui partit surtout de Rome, afin d'enrayer par tous les moyens la révolution dont on voyait monter la vague. L'assaut qui fut donné au matérialisme, la campagne qui fut conduite avec tant d'adresse contre la science en général, la mise à l'index des ouvrages et des hommes, qui se pratique si assidûment par tant de ligues, mondaines, politiques et religieuses, — tout cela devrait être mentionné pour donner une idée de l'immense organisation contre-révolutionnaire qui fut mise en train pour combattre la révolution. Mais tout cela n'est que secondaire en présence du fait dominant que nous venons d'indiquer: l'écrasement de la France, son épuisement temporaire et la domination intellectuelle de l'Allemagne qui malgré toutes les qualités admirables de son génie et de son peuple, se trouvait, par la force même de sa situation géographique et de tout son passé, de trente à quarante ans en arrière de la France.

De cette façon, la révolution fut retardée. Mais — est-ce une raison de dire qu'elle est ajournée indéfiniment ? — Rien ne serait plus contraire à la vérité, rien ne serait plus absurde qu'une pareille affirmation.

Une chose frappante s'est produite dans le développement du mouvement socialiste. Comme on disait autrefois des maladies inflammatoires, il est rentré. On a appliqué tant de remèdes externes pour le tuer, qu'il est rentré dans l'organisme: il s'y trouve à l'état latent. Le travailleur vote; il suit les drapeaux dans les processions politiques; mais sa pensée est ailleurs. — «Tout cela, ce n'est pas ça», se dit-il. «C'est l'extérieur, le décor seulement.» Quant à l'intérieur, à la substance — il rumine: il attend pour se prononcer. Et, entre temps, il constitue ses unions de métier — internationales, par-dessus les frontières. — «Méfiez-vous en, de ces unions» disaient l'autre jour les membres d'une Commission, nommée par un des États Canadiens. «Méfiez-vous en: ce qu'ils rêvent, les travailleurs, dans ces unions fédérées, c'est de s'emparer un jour d'un État américain, d'un territoire, d'y proclamer la révolution et d'exproprier — sans compensation aucune — tout ce qu'ils trouveront nécessaire pour vivre et travailler.»

— «Oui, sans doute, ils votent, ils vous obéissent», disent les bourgeois allemands aux meneurs du parti social-démocrate; «mais ne vous y fiez pas tant que ça ! Il vous renverront vous-mêmes le jour de la révolution, si vous ne devenez pas alors bien plus révolutionnaires que vous ne l'êtes aujourd'hui. Qu'il arrive la moindre révolution et c'est toujours le parti le plus avancé qui prendra le dessus et vous forcera de marcher. Vous êtes des meneurs — vous devrez suivre! »

Et de tous côtés les mêmes signes du temps se présentent à notre attention. Le travailleur vote, il manifeste faute de mieux — mais dans l'univers entier un autre mouvement, bien plus sérieux, se prépare et mûrit sans bruit. Blanqui disait un jour qu'il y avait à Paris 50.000 hommes, ouvriers qui ne venaient jamais à aucune réunion, n'appartenaient à aucune société — mais le jour venu, descendaient dans la rue, se battaient et faisaient la révolution. La même chose semble se produire aujourd'hui au sein des travailleurs du monde entier.

Ils ont leur idée, une idée à eux, et pour faire prendre corps un jour à cette idée ils travaillent avec ardeur. Ils n'en parlent même pas: ils se comprennent. Ils savent que d'une façon ou d'une autre il faudra un jour épauler le fusil, livrer bataille aux bourgeois. Comment ? Où ? A la suite de quel événement? Qui sait ! Mais ce jour viendra. Il n'est pas loin. Encore quelques années d'efforts, et l'idée de la Grève Générale aura fait le tour du monde. Elle aura pénétré partout, trouvé partout des adhérents, des enthousiasmes... Et alors ?

Alors, tel événement ou tel autre aidant, on verra ! Et — ça ira ! — Ça ira, et l'on dansera, et l'on fera danser pour inaugurer un monde nouveau. Nos ennemis croyaient avoir si bien enterré tous ces rêves. Nos amis eux-mêmes se demandaient, si, en effet, l'enterrement n'avait pas réussi... Et voilà que l'idée, toujours la même, celle qui faisait battre nos cœurs il y a trente ans, ressuscite, aussi vive, aussi jeune, aussi belle que jamais. L'expropriation pour but, et la Grève Générale comme moyen de paralyser le monde bourgeois dans tous les pays à la fois.

Mais alors — c'est la révolution sociale ? venant maintenant du souffle même du peuple, des «bas-fonds», où toutes les grandes idées ont toujours germé lorsqu'une idée nouvelle devenait nécessaire pour régénérer le monde ?

Oui, c'est la révolution sociale. Préparez-vous à la faire réussir, à lui faire porter tous ses fruits, à lui faire semer toutes ces grandes idées qui vous font battre le cœur et qui font marcher le monde.

Mai 1904.
 
 


Préface à l'édition russe




Les éditoriaux qui composent ce livre furent publiées dans notre revue française Le Révolté, depuis sa fondation en 1879 jusqu'en 1882. Notre revue était alors éditée à Genève, et s'adressait aux lecteurs des pays latins — principalement français —, ce qui explique, parmi d'autres raisons, dont mon exil, pourquoi les faits étaient pris de préférence dans la vie française. Les buts de ces articles étaient d'exposer les bases de l'anarchie et la critique de la société contemporaine ; ils abordaient en particulier l'État, les droits politiques, la centralisation et le pouvoir en général.

Après ces critiques, je me proposais de commencer un exposé de nos idéaux de vie sociale et de notre travail constructeur possible. Le premier de cette série d'articles fut le chapitre sur l'expropriation (écrit juste avant mon arrestation en France), qui est le dernier de ce livre.

En janvier 1883, je fus condamné à cinq ans de prison et durant cette période je n'eus pas la possibilité de collaborer à nos publications. Alors, notre cher camarade, Élisée Reclus, qui participait activement à notre propagande anarchiste, réunit mes éditoriaux du Révolté et les édita en 1885 en un volume. Il l'intitula Paroles d'un révolté, vraisemblablement en se souvenant du fameux livre du socialiste du XIXème siècle, Lammenais, Paroles d'un croyant.

Nous fîmes éditer en russe à Genève par deux fois quelques chapitres sous le titre de Désintégration de la société actuelle. Et comme la traduction russe complète avait déjà été introduite en Russie en 1905 sous le titre Retchi Bountovchtchika (Paroles d'un insurgé ou d'un mutin), j'ai conservé ce titre, encore qu'il ne traduise pas fidèlement la pensée de Reclus.

J'ai revu soigneusement la nouvelle traduction et j'ai retraduit certains chapitres.

La suite de Paroles d'un révolté fut le livre, composé également par mes articles pour Le Révolté et La Révolte, intitulée dans la traduction russe Khlep i Volia (Pain et liberté, en français La conquête du pain). J'exposais comment nous comprenons le travail constructif, en vue de la révolution sociale dans un futur proche, c'est-à-dire la construction de la nouvelle société, fondée sure le communisme et l'égalité juridique complète. Mais cette construction est faite non pas selon les ordres du gouvernement, non pas de haut en bas, non pas du complexe au simple, mais sur des bases anarchistes, c'est-à-dire une construction pour la société elle-même, depuis la cellule simple dans le village, dans le quartier, dans le syndicat, dans la coopérative, vers une organisation complexe, englobant les villes, les régions et tout le pays.

Comme cela a été dit plus haut, le passage de Paroles d'un révolté à La conquête du pain était l'article «L'Expropriation». Et comme les événements actuels ont donné à ce chapitre un intérêt lié au vécu, j'ai ajouté quelques remarque sous la forme d'une postface.

Dmitrov, 5 décembre 1919.
 
 


Élisée Reclus

Préface




Depuis deux ans et demi, Pierre Kropotkine est en prison, retranché de la société de ses semblables. Sa peine est dure, mais le silence qu'on lui impose sur les sujets qui lui tiennent le plus à cœur est bien autrement pénible: sa captivité serait moins lourde s'il n'était bâillonné. Des mois, des années se passeront peut-être avant que l'usage de la parole lui ait été rendu et qu'il puisse reprendre avec ses compagnons les conversations interrompues.

Le temps de recueillement forcé que doit subir notre ami ne sera certainement point perdu, mais il nous parait bien long ! La vie s'enfuit rapidement, et nous voyons avec tristesse s'écouler les semaines et les mois pendant lesquels cette voix honnête et fière entre toutes ne sera point entendue. En échange, que de banalités nous seront ressassées, que de paroles mensongères viendront nous blesser, que de demi-vérités intéressées bourdonneront à nos oreilles! Il nous tarde d'entendre un de ces langages sincères et sans réticence qui proclament hardiment le droit.

Mais si le prisonnier de Clairvaux n'a plus la liberté de s'entretenir du fond de sa cellule avec ses compagnons, du moins ceux-ci peuvent-ils se souvenir de leur ami, et recueillir les paroles qu'il prononça jadis. C'est là un devoir qu'il m'est possible de remplir et je m'y consacre avec bonheur. Les articles que Kropotkine écrivit, de 1879 à 1882, dans le journal «anarchiste» Le Révolté, m'ont paru de nature à être publiés en volume, d'autant mieux qu'ils ne se sont pas succédés au hasard des événements, mais qu'ils se suivent dans un ordre logique. La véhémence de la pensée leur a donné l'unité nécessaire. Fidèle à la méthode scientifique, l'auteur expose d'abord la situation générale de la société, avec ses hontes, ses vices, ses éléments de discorde et de guerre; il étudie les phénomènes de décrépitude que présentent les États et nous montre les lézardes qui s'ouvrent, les ruines qui s'accumulent. Puis il développe les faits d'expérience que l'histoire contemporaine nous offre dans le sens de l'évolution anarchique, il en indique la signification précise et en tire l'enseignement qu'ils comportent. Enfin, dans le chapitre l'Expropriation, il résume ses idées, telles qu'elles ressortent de l'observation et de l'expérience, et fait appel aux hommes de bonne volonté qui ne se contentent pas de savoir, mais qui veulent agir.

Je n'ai pas à faire ici l'éloge de l'auteur. Il est mon ami, et si je disais le bien que je pense de lui on pourrait me soupçonner d'aveuglement ou m'accuser de partialité. Qu'il me suffise de m'en rapporter à l'opinion de ses juges, de ses geôliers même. Parmi ceux qui de près ou de loin ont observé sa vie, il n'est personne qui ne le respecte, qui ne témoigne de sa haute intelligence et de son cœur débordant de bonté, personne qui ne le reconnaisse comme véritablement noble et pur. Et d'ailleurs, n'est-ce pas à ses qualités mêmes qu'il a dû de connaître l'exil et la captivité ? Son crime est d'aimer les pauvres et les faibles; son forfait est d'avoir plaidé leur cause. L'opinion publique est unanime à respecter cet homme, et cependant elle ne s'étonne point de voir les portes de la prison se fermer obstinément sur lui, tant il semble naturel que la supériorité se paie et que le dévouement soit accompagné de souffrances. Il est impossible de voir Kropotkine dans le préau de la maison centrale et d'échanger un salut avec lui sans se demander: «Et moi, pourquoi donc suis-je libre ? Serait-ce peut-être parce que je ne le vaux pas?»

Toutefois les lecteurs de ce livre ont moins à s'occuper de la personne de l'auteur que de la valeur des idées qu'il expose. Ces idées, je les soumets avec confiance aux hommes droits qui ne formulent pas leur jugement sur un ouvrage avant de l'avoir ouvert, sur une opinion avant de l'avoir entendue. Faites table rase de vos préjugés, apprenez à vous dégager temporairement de vos intérêts, et lisez ces pages en cherchant simplement la vérité sans vous préoccuper actuellement de l'application. L'auteur ne vous demande qu'une chose, de partager pour un moment son idéal, le bonheur de tous, non celui de quelques privilégiés. Si ce désir, si fugitif qu'il soit, est vraiment sincère, et non pas un pur caprice de votre fantaisie, une image qui passe devant vos yeux, il est probable que vous serez bientôt d'accord avec l'écrivain. Si vous partagez ses vœux, vous comprendrez ses paroles. Mais vous savez d'avance que ces idées ne vous mèneront point aux honneurs; elles ne seront jamais récompensées par une place à gros appointements; peut-être vous attireront-elles plutôt la méfiance de vos anciens amis, ou quelque coup brutal venu d'en haut. Si vous cherchez la justice, attendez-vous à subir l'iniquité.

Au moment où se publie cet ouvrage, la France est en pleine crise électorale. Je n'ai point la naïveté de recommander la lecture de ce livre aux candidats — ils ont d'autres «devoirs» à remplir — mais je convie les électeurs à prendre en main les Paroles d'un Révolté, et je leur signale tout spécialement le chapitre intitulé le Gouvernement Représentatif. Ils y verront comment sera justifiée leur confiance dans ces hommes qui surgissent de toutes parts pour briguer l'honneur de représenter leurs concitoyens au Parlement. Maintenant tout est pour le mieux. Les candidats sont omniscients et infaillibles; mais que seront les mandataires ? Quand ils auront enfin leur part de royauté, ne seront-ils pas fatalement saisis par le vertige du pouvoir, et, comme des rois, dispensés de toute sagesse et de toute vertu ? Fussent-ils décidés à tenir ces promesses qu'ils ont tant prodiguées, comment maintiendraient-ils leur dignité au milieu de la tourbe des quémandeurs et des conseillers ? En supposant qu'ils soient entrés vertueux à la Chambre, comment pourraient-ils en sortir autrement que viciés ! Sous l'influence de ce milieu d'intrigues, on les voit tourner de gauche à droite comme s'ils étaient entraînés par un mécanisme fatal: bonshommes d'horloge qui paraissent d'un air superbe et frappent avec bruit sur le cadran, puis bientôt après tournent le dos pour s'engouffrer piteusement dans la paroi.

Ce n'est point dans le choix de nouveaux maîtres qu'est le salut. Faut-il donc que nous, anarchistes, les ennemis du christianisme, nous rappelions à toute une société qui se prétend chrétienne ces mots d'un homme dont elle a fait un Dieu: «Ne dites à personne: Maître, Maître!» Que chacun reste le maître de soi-même. Ne vous tournez point vers les chaires officielles, ni vers cette bruyante tribune, dans la vaine attente d'une parole de liberté. Écoutez plutôt les voix qui sortent d'en bas, dussent-elles passer à travers les grilles d'un cachot.

Clarens (Suisse), 1er octobre 1885
 
 


La situation





Décidément, nous marchons à grands pas vers la révolution, vers une commotion qui, éclatant dans un pays, va se propager, comme en 1848, dans tous les pays voisins, et secouant la société actuelle jusque dans ses entrailles, viendra renouveler les sources de la vie.

Pour confirmer notre idée, nous n'avons même pas besoin d'invoquer les témoignages d'un célèbre historien allemand 1 , ou d'un philosophe italien très connu 2, qui, tous deux, après avoir approfondi l'histoire moderne, concluaient à la fatalité d'une grande révolution vers la fin de ce siècle. Nous n'avons qu'à observer le tableau qui s'est déroulé sous nos yeux pendant les vingt dernières années; nous n'avons qu'à envisager ce qui se passe autour de nous.
 
 

Nous constaterons alors que deux faits prédominants se dégagent du fonds grisâtre de la toile: le réveil des peuples, à côté de la faillite morale, intellectuelle et économique des classes régnantes; et les efforts impuissants, agonisants des classes aisées, pour empêcher ce réveil.
 
 

* * *




Oui, le réveil des peuples.

Dans l'usine suffocante, comme dans la sombre gargote, sous le toit du grenier, comme dans la galerie ruisselante de la mine, s'élabore aujourd'hui tout un monde nouveau. Dans ces sombres masses, que la bourgeoisie méprise autant qu'elle les craint — mais du sein desquelles est toujours parti le souffle qui inspirait les grands réformateurs — les problèmes les plus ardus de l'économie sociale et de l'organisation politique viennent se poser l'un après autre, se discutent et reçoivent leurs solutions nouvelles, dictées par le sentiment de justice. On tranche dans le vif des plaies de la société actuelle. De nouvelles aspirations se produisent, de nouvelles conceptions s'ébauchent.

Les opinions s'entre-croisent, varient à l'infini: mais deux idées premières résonnent déjà de plus en plus distinctement dans ce bourdonnement des voix: l'abolition de la propriété individuelle, le communisme d'une part; d'autre part, l'abolition de l'État, la Commune libre, l'union internationale des peuples travailleurs. Deux voies convergeant vers un même but: l'Égalité. Non pas cette hypocrite forme d'égalité, inscrite par la bourgeoisie sur ses drapeaux et dans ses codes pour mieux asservir le producteur; mais l'Égalité réelle: la terre, le capital, le travail pour tous.

Les classes régnantes ont beau étouffer ces aspirations. Elles ont beau emprisonner les hommes, supprimer les écrits. L'idée nouvelle pénètre dans les esprits, elle s'empare des cœurs comme jadis le rêve de la terre riche et libre en Orient s'emparait des cœurs des serfs, lorsqu'ils accourraient dans les rangs des croisés. L'idée peut sommeiller un moment; si on l'empêche de se produire à la surface, elle peut miner le sol; mais ce sera pour reparaître bientôt, plus vigoureuse que jamais. Voyez seulement le réveil du socialisme en France, ce second réveil dans le court espace de quinze ans. La vague, tombée un moment, se relève plus haute. Et dès qu'une première tentative de mettre l'idée nouvelle en pratique aura été faite, l'idée surgira aux yeux de tous dans sa simplicité, avec tous ses attraits. Une seule tentative réussie — et la conscience de leur force donnera aux peuples un élan héroïque.

Ce moment ne peut être éloigné. Tout le rapproche : la misère même, qui force le malheureux à réfléchir, et jusqu'au chômage forcé, qui arrache l'homme pensant à enceinte étroite de l'atelier, pour le lancer dans la rue, où il apprend à connaître à la fois les vices et l'impuissance des classes régnantes.
 
 

* * *






Et pendant ce temps-là, que font-elles, ces classes régnantes ?

Tandis que les sciences naturelles prennent un essor qui nous rappelle le siècle passé aux approches de la grande révolution; tandis que de hardis inventeurs viennent entrouvrir chaque jour de nouveaux horizons à la lutte de l'homme contre les forces hostiles de la nature — la science sociale bourgeoise reste muette: elle remâche ses vieilles théories.

Progressent-elles peut-être, ces classes régnantes, dans la vie pratique ? — Loin de là. Elles s'acharnent obstinément à secouer les lambeaux de leurs drapeaux, à défendre l'individualisme égoïste, la concurrence d'homme à homme et de nation à nation, l'omnipotence de l'État centralisateur.

Elles passent du protectionnisme au libre échange, et du libre échange au protectionnisme, de la réaction au libéralisme et du libéralisme à la réaction; de l'athéisme à la momerie et de la momerie à l'athéisme. Toujours peureuses, toujours le regard tourné vers le passé, toujours de plus en plus incapables de réaliser quoi que ce soit de durable.

Tout ce qu'elles ont fait a été un démenti formel à ce qu'elles avaient promis.

Elles nous avaient promis, ces classes régnantes — de nous garantir la liberté du travail —, et elles nous ont faits esclaves de l'usine, du patron, du contremaître. Elles se sont chargées d'organiser l'industrie, de nous garantir le bien-être — et elles nous ont donné les crises interminables et la misère; promis l'instruction — et nous ont réduits à l'impossibilité de nous instruire; promis la liberté politique — et nous ont traînés de réaction en réaction; promis la paix — et amené la guerre, des guerres sans fin.

Elles ont manqué à toutes leurs promesses.
 
 

* * *






Mais le peuple est las; il se demande où il en est, après s'être laissé si longtemps berner et gouverner par la bourgeoisie.

La réponse est dans la situation économique actuelle de l'Europe.

La crise, autrefois calamité passagère, est devenue chronique. La crise du coton, la crise en métallurgie, la crise horlogère, toutes les crises se déchaînent aujourd'hui à la fois, s'installent en permanence.

On évalue à plusieurs millions le nombre d'ouvriers sans travail, à l'heure qu'il est, en Europe; à des dizaines de mille le nombre de ceux qui rôdent de ville en ville en mendiant, ou s'ameutent pour demander, avec menaces, du travail ou du pain ! Comme les paysans de 1787 rôdaient sur les routes par milliers, sans trouver sur le riche sol de la France accaparé par les aristocrates un lopin de terre pour le cultiver et une pioche pour le remuer, — de même aujourd'hui, l'ouvrier reste les bras vides, sans trouver la matière première et l'instrument, nécessaires pour produire, mais accaparés par une poignée de fainéants.

De grandes industries tuées roide, de grandes villes, comme Sheffield, rendues désertes. Misère en Angleterre, surtout en Angleterre, car c'est là que les «économistes» ont le mieux appliqué leurs principes; misère en Alsace; la faim en Espagne, en Italie. Chômage partout; et avec le chômage, la gêne ou plutôt la misère: les enfants livides, la femme vieillie de cinq ans au bout d'un hiver; les maladies fauchant à grands coups dans les rangs ouvriers — voilà où nous en sommes avec leur régime.

Et ils viennent nous parler de surproduction ! Surproduction ? Quand le mineur qui entasse des montagnes de houille n'a pas de quoi se payer un feu au plus rude de l'hiver? Quand le tisserand qui tisse des kilomètres d'étoffe, doit refuser une chemise à ses enfants déguenillés ? Quand le maçon qui bâtit les palais, loge dans un taudis, et l'ouvrière, qui fait des chefs-d'œuvre de poupées habillées, n'a qu'un châle troué pour la garantir contre toutes les intempéries ?

Est-ce là ce qu'ils appellent l'organisation de l'industrie ? On dirait plutôt l'alliance secrète des capitaux pour dompter l'ouvrier par la faim.
 
 

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Le capital, ce produit du travail de l'espèce humaine, accumulé entre les mains de quelques-uns, il fuit — nous dit-on —, l'agriculture et l'industrie, faute de sécurité.

Mais où donc va-t-il se nicher, lorsqu'il sort des coffres-forts ?

Parbleu! il a des placements plus avantageux! Il ira meubler les harems du Sultan; il ira alimenter les guerres, soutenir le Russe contre le Turc, et, en même temps, le Turc contre le Russe.

Ou bien encore, il ira un jour fonder une société d'actionnaires, non pas pour produire quoi que ce soit, mais simplement pour amener dans deux ans une faillite scandaleuse, dès que les gros bonnets fondateurs se seront retirés en emportant les millions qui représentent «le bénéfice de l'idée».

Ou bien, ce capital ira construire des chemins de fer inutiles, au Gothard, au Japon, au Sahara s'il le faut — pourvu que les Rothschild fondateurs, l'ingénieur en chef et l'entrepreneur y gagnent chacun quelques millions.

Mais surtout, le capital se lancera dans l'agiotage: le jeu en grand à la Bourse. Le capitaliste spéculera sur la hausse factice des prix du blé ou du coton; il spéculera sur la politique, sur la hausse qui se produira à la suite de tel bruit de réforme ou de telle note diplomatique; et très souvent ce seront — cela se voit tous les jours — les agents même du gouvernement qui tremperont dans ces spéculations.

L'agiotage tuant l'industrie, c'est cela qu'ils appellent la gérance intelligente des affaires! C'est pour cela que nous devons — disent-ils — les entretenir!
 
 

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Bref, le chaos économique est à son comble.

Cependant, ce chaos ne peut plus durer longtemps. Le peuple est las de subir des crises, provoquées par la rapacité des classes régnantes: il veut vivre en travaillant, et non pas subir des années de misère, assaisonnées de charité humiliante, pour deux, trois ans de travail exténuant, plus ou moins assuré quelquefois, mais toujours très mal rétribué.
Le travailleur s'aperçoit de l'incapacité des classes gouvernantes: incapacité de comprendre ses aspirations nouvelles; incapacité de gérer l'industrie; incapacité d'organiser la production et l'échange.

Le peuple prononcera bientôt la déchéance de la bourgeoisie. Il prendra ses affaires en ses propres mains, dés que le moment propice se présentera.
Ce moment ne peut pas tarder, à cause même des maux qui rongent l'industrie, et son arrivée sera accélérée par la décomposition des États, décomposition galopante qui s'opère de nos jours.
 
 


LA DÉCOMPOSITION DES ÉTATS





Si la situation économique de l'Europe se résume par ces mots : chaos industriel et commercial et faillite de la production capitaliste — la situation politique se caractérise par ceux-ci: décomposition galopante et faillite prochaine des États.

Parcourez-les tous, depuis l'autocratie gendarmeresque de la Russie jusqu'à l'oligarchie bourgeoise de la Suisse, vous n'en trouverez pas un seul (à l'exclusion, peut-être, de la Suède et de la Norvège) qui ne marche pas à course accélérée vers la décomposition, et par suite, vers la révolution3.

Vieillards impuissants, la peau ridée et les pieds chancelants, rongés de maladies constitutionnelles, incapables de s'assimiler les flots d'idées nouvelles, ils gaspillent le peu de forces qui leur restent, ils vivent aux dépends de leurs années déjà comptées, et ils accélèrent encore leur chute en s'entre-déchirant comme de vieilles grogneuses.
 
 

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Une maladie incurable les ronge tous: c'est la maladie de la vieillesse, du déclin. L'État, cette organisation dans laquelle on laisse entre les mains de quelques-uns la gestion en bloc de toutes les affaires de tous, cette forme de l'organisation humaine a fait son temps. L'humanité élabore déjà de nouveaux modes de groupement.

Après avoir atteint leur point culminant au XVIIIème siècle, les vieux États de l'Europe sont entrés aujourd'hui dans leur phase descendante; ils tombent en décrépitude. Les peuples — surtout ceux de race latine — aspirent déjà à la démolition de ce pouvoir qui ne fait qu'empêcher leur libre développement. Ils veulent l'autonomie des provinces, des communes, des groupements ouvriers liés entre eux, non plus par un pouvoir qui s'impose, mais par les liens des engagements mutuels, librement consentis.

C'est la phase historique dans laquelle nous entrons; rien ne saurait en empêcher la réalisation.

Si les classes dirigeantes pouvaient avoir le sentiment de la position, certes, elles s'empresseraient de marcher au-devant de ces aspirations. Mais, vieillies dans les traditions, sans autre culte que celui de la grosse bourse, elles s'opposent de toutes leurs forces à ce nouveau courant d'idées. Et, fatalement, elles nous mènent vers une commotion violente. Les aspirations de l'humanité se feront jour — mais au grondement du canon, à la crépitation de la mitrailleuse, à la lueur des incendies.
 
 

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Lorsque, après la chute des institutions du moyen âge, les États naissants faisaient leur apparition en Europe et s'affermissaient, s'agrandissaient par la conquête, par la ruse, par l'assassinat — ils ne s'ingéraient encore que dans un petit cercle des affaires humaines.

Aujourd'hui, l'État est parvenu à s'immiscer dans toutes les manifestations de notre vie. Du berceau à la tombe, il nous étrangle dans ses bras. Tantôt comme État central, tantôt comme État-province ou canton, tantôt comme État-commume, il nous poursuit à chaque pas, il apparaît à chaque coin de rue, il nous impose, nous tient, nous harcèle.

Il légifère sur toutes nos actions. Il accumule des montagnes de lois et d'ordonnances dans lesquelles l'avocat le plus malin ne sait plus se retrouver. Il crée chaque jour de nouveaux rouages qu'il adapte gauchement à la vieille patraque rhabillée, et il en arrive à créer une machine si compliquée, si bâtarde, si obstructive, qu'elle révolte ceux-là même qui se chargent de la faire marcher.

Il crée une armée d'employés, d'araignées aux doigts crochus, qui ne connaissent l'univers qu'à travers les sales vitres de leurs bureaux, ou par leurs paperasses au grimoire absurde; — une bande noire qui n'a qu'une religion — celle de l'écu, qu'un souci, celui de se raccrocher à un parti quelconque, noir, violet ou blanc, afin qu'il garantisse un maximum d'appointements pour un minimum de travail.

Les résultats — nous ne les connaissons que trop. Y a-t-il une seule branche de l'activité de l'État qui ne révolte ceux qui, malheureusement, ont à faire avec elle ? Une seule branche, dans laquelle l'État, après des siècles d'existence et de replâtrages, n'ai pas fait preuve de complète incapacité ?
 
 

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Les sommes immenses et toujours croissantes que les États prélèvent sur les peuples ne leur suffisent jamais. L'État existe toujours aux dépens des générations futures; il s'endette et partout il marche vers la ruine.
Les dettes publiques des États de l'Europe ont déjà atteint le chiffre immense, incroyable, de plus de cent milliards, cent mille millions de francs! Si toutes les recettes des États étaient employées, jusqu'au dernier sou, pour couvrir ces dettes, elles ne suffiraient pas à les couvrir d'ici à quinze ans. Mais, loin de diminuer, ces dettes augmentent tous les jours. C'est dans la force des choses que les besoins des États dépassent toujours leurs moyens. L'État, forcément, cherche à étendre ses attributions;chaque parti au pouvoir est obligé de créer de nouveaux emplois pour ses clients: c'est fatal.

Donc, les déficits et les dettes publiques vont et iront encore en croissant, même en temps de paix. Mais qu'il arrive une guerre quelconque, et immédiatement les dettes des États augmentent dans une proportion immense. C'est à n'en pas finir; impossible de sortir de ce dédale.

Les États marchent à toute vapeur vers la ruine, la banqueroute; et le jour n'est pas loin où les peuples, las de payer annuellement quatre milliards d'intérêts aux banquiers, prononceront la faillite des États et enverront ces banquiers bêcher la terre s'ils ont faim.
 
 

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Qui dit «État», nécessairement dit «guerre». L'État cherche et doit chercher à être fort, plus fort que ses voisins; sinon, il sera un jouet dans leurs mains. Il cherche forcément à affaiblir, à appauvrir d'autres États pour leur imposer sa loi, sa politique, ses traités de commerce, pour s'enrichir à leurs dépens. La lutte pour la prépondérance, qui est la base de l'organisation économique bourgeoise, est aussi la base de l'organisation politique. C'est pourquoi la guerre est devenue aujourd'hui la condition normale de l'Europe. Guerres prusso-danoise, prusso-autrichienne, franco-prussienne, guerre d'Orient, guerre en Afghanistan se succèdent sans interruption. De nouvelles guerres se préparent; la Russie, l'Angleterre, la Prusse, le Danemark, sont prêts à déchaîner leurs armées et, sous peu, elles vont en venir aux mains. On a déjà des causes de guerre pour trente ans.

Or, la guerre — c'est le chômage, la crise, les impôts croissant, les dettes accumulées. Plus que ça. Chaque guerre est un échec moral pour les États. Après chaque guerre, les peuples s'aperçoivent que l'État fait preuve d'incapacité, même dans son attribution principale; à peine sait-il organiser la défense du territoire; même victorieux, il subit un échec. Voyez seulement la fermentation des idées qui est née de la guerre de 1871, aussi bien en Allemagne qu'en France; voyez le mécontentement soulevé en Russie par la guerre d'Orient.

Les guerres et les armements tuent les États; ils accélèrent leur faillite morale et économique. Encore une ou deux grandes guerres, ils donneront le coup de grâce à ces machines détraquées.
 
 

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A côté de la guerre extérieure — la guerre intérieure.

Accepté par les peuples à la condition d'être le défenseur de tous et surtout des faibles contre les forts, l'État aujourd'hui est devenu la forteresse des riches contre les exploités, du propriétaire contre le prolétaire.

A quoi sert-elle, cette immense machine que nous nommons État ? — Est-ce à empêcher l'exploitation de l'ouvrier par le capitaliste, du paysan par le rentier? Est-ce à nous assurer le travail ? à nous défendre de l'usurier ? à nous fournir la nourriture lorsque la femme n'a plus que de l'eau pour apaiser l'enfant qui pleure à son sein tari ?
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Non, mille fois non ! L'État — c'est la protection de l'exploitation, de la spéculation, de la propriété privée —, produit de la spoliation. Le prolétaire qui n'a que ses bras pour fortune, n'a rien à attendre de l'État; il n'y trouve qu'une organisation faite pour empêcher à tout prix son émancipation.

Tout pour le propriétaire fainéant, tout contre le prolétaire travailleur ; l'instruction bourgeoise qui dès le bas âge corrompt l'enfant, en lui inculquant les préjugés anti-égalitaires; l'Eglise qui trouble le cerveau de la femme; la loi qui empêche l'échange des idées de solidarité et d'égalité; l'argent, au besoin, pour corrompre celui qui se fait un apôtre de la solidarité des travailleurs; la prison et la mitraille à discrétion pour fermer la bouche à ceux qui ne se laissent pas corrompre. Voilà l'État.
 
 

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Cela durera-t-il? Cela peut-il durer ? Évidemment non. Une classe entière de l'humanité, celle qui produit tout, ne peut pas toujours soutenir une organisation établie spécialement contre elle. Partout — sous la brutalité russe comme sous l'hypocrisie gambettiste — le peuple mécontent se révolte. L'histoire de nos jours, c'est l'histoire de la lutte des gouvernants privilégiés contre les aspirations égalitaires des peuples. Cette lutte fait la principale préoccupation des gouvernants; elle dicte leurs actes. Ce ne sont pas des principes, des considérations de bien public qui détermine l'apparition de telle loi ou de tel acte gouvernemental; ce ne sont que des considérations de la lutte contre le peuple pour la conservation du privilège.

Seule, cette lutte suffirait pour ébranler la plus forte organisation politique. Mais, lorsqu'elle s'opère dans des États qui marchent déjà, par suite de la fatalité historique, vers le déclin; lorsque ces États routent à toute vapeur vers la ruine et se déchirent, par-dessus le marché, les uns les autres; lorsque, enfin, l'État tout-puissant se rend odieux à ceux même qu'il protège — lorsque tant de causes concourent vers un but unique, alors l'issue de la lutte ne peut être mise en doute. Le peuple, qui est la force, aura raison de ses oppresseurs; la chute des États ne devient plus qu'une question de peu de temps, et le philosophe le plus tranquille entrevoit les lueurs d'une grande révolution qui s'annonce.
 
 





LA NÉCESSITÉ DE LA RÉVOLUTION






Il y a des époques dans la vie de l'humanité, où la nécessité d'une secousse formidable, d'un cataclysme, qui viennent remuer la société jusque dans ses entrailles, s'impose sous tous les rapports à la fois. À ces époques, tout homme de cœur commence à se dire que les choses ne peuvent plus marcher ainsi; qu'il faut de grands événements qui viennent rompre brusquement le fil de l'histoire, jeter l'humanité hors de l'ornière où elle s'est embourbée et la lancer dans les voies nouvelles, vers l'inconnu, à la recherche de l'idéal. On sent la nécessité d'une révolution, immense, implacable, qui vienne, non seulement bouleverser le régime économique basé sur la froide exploitation, la spéculation et la fraude, non seulement renverser l'échelle politique basée sur la domination de quelques-uns par la ruse, l'intrigue et le mensonge, mais aussi remuer la société dans sa vie intellectuelle et morale, secouer la torpeur, refaire les mœurs, apporter au milieu des passions viles et mesquines du moment le souffle vivifiant des passions nobles, des grands élans, des généreux dévouements.

A ces époques, où la médiocrité orgueilleuse étouffe toute intelligence qui ne se prosterne pas devant les pontifes, où la moralité mesquine du juste-milieu fait la loi, et la bassesse règne victorieuse - à ces époques la révolution devient un besoin; les hommes honnêtes de toutes les classes de la société appellent la tempête, pour qu'elle vienne brûler de son souffle enflammé la peste qui nous envahit, emporter la moisissure qui nous ronge, enlever dans sa marche furieuse tous ces décombres du passé qui nous surplombent, nous étouffent, nous privent d'air et de lumière, pour qu'elle donne enfin au monde entier un nouveau souffle de vie, de jeunesse, d'honnêteté.

Ce n'est plus seulement la question du pain qui se pose à ces époques; c'est une question de progrès contre l'immobilité, de développement humain contre l'abrutissement, de vie contre la stagnation fétide du marais.

L'histoire nous a conservé le souvenir d'une pareille époque, celle de la décadence de l'empire romain; l'humanité en traverse aujourd'hui une seconde.
 
 

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Comme les Romains de la décadence, nous nous trouvons en face d'une transformation profonde qui s'opère dans les esprits et ne demande plus que des circonstances favorables pour se produire dans les faits. Si la révolution s'impose dans le domaine économique, si elle devient une impérieuse nécessité dans le domaine politique, elle s'impose bien plus encore dans le domaine moral.

Sans liens moraux, sans certaines obligations, que chaque membre de la société se crée vis-à-vis des autres et qui bientôt passent chez lui à l'état d'habitudes il n'est point de société possible. Aussi retrouvons-nous ces liens moraux, ces habitudes sociables, dans tous les groupes humains; nous les voyons très développés et rigoureusement mis en pratique chez les peuplades primitives, débris vivants de ce que l'humanité entière fut à ses débuts.

Mais l'inégalité des fortunes et des conditions, l'exploitation de l'homme par l'homme, la domination des masses par quelques-uns, sont venues miner et détruire dans le cours des âges ces produis précieux de la vie primitive des sociétés. La grande industrie basée sur l'exploitation, le commerce basé sur la fraude, la domination de ceux qui s'intitulent «Gouvernement» ne peuvent plus coexister avec ces principes de morale, basés sur la solidarité de tous, que nous rencontrons encore chez les tribus refoulées sur les confins du monde policé. Quelle solidarité peut-il exister en effet entre le capitaliste et le travailleur qu'il exploite ? entre le chef d'armée et le soldat ? le gouvernant et le gouverné ?

Aussi voyons-nous qu'à la morale primitive, basée sur ce sentiment d'identification de l'individu avec tous ses semblables, vient se substituer la morale hypocrite des religions; celles-ci cherchent, par des sophismes, à légitimer l'exploitation et la domination, et elles se bornent seulement à blâmer les manifestations les plus brutales de l'une et de l'autre. Elles relèvent l'individu de ses obligations morales envers ses semblables et ne lui en imposent qu'envers un être suprême - une abstraction invisible, dont on peut conjurer le courroux et acheter la bienveillance, pourvu qu'on paie bien ses soi-disant serviteurs.

Mais les relations de plus en plus fréquentes qui s'établissent aujourd'hui entre les individus, les groupes, les nations, les continents, viennent imposer à l'humanité de nouvelles obligations morales. Et à mesure que les croyances religieuses s'en vont, l'homme s'aperçoit que, pour être heureux, il doit s'imposer des devoirs, non pas envers un être inconnu, mais envers tous ceux avec lesquels il entrera en relations. L'homme comprend de plus en plus que le bonheur de l'individu isolé n'est plus possible; qu'il ne peut être cherché que dans le n bonheur de tous, - le bonheur de la race humaine. Aux principes négatifs de la morale religieuse: «Ne vole pas, ne tue pas, etc.» viennent se substituer les principes positifs, infiniment plus larges et grandissant chaque jour de la morale humaine. Aux défenses d'un Dieu, que l'on pouvait toujours violer quitte à l'apaiser plus tard par des offrandes, vient se substituer ce sentiment de solidarité avec chacun et avec tous qui dit à l'homme: «Si tu veux être heureux, fais à chacun et à tous ce que tu voudrais que l'on te fît à toi-même.» Et cette simple affirmation, induction scientifique, qui n'a plus rien à voir avec les prescriptions religieuses, ouvre d'un seul coup, tout un horizon immense de perfectibilité, d'amélioration de la race humaine. -

La nécessité de refaire nos relations sur ce principe - si sublime et si simple - se fait sentir chaque jour de plus en plus. Mais rien ne peut se faire, rien ne se fera dans cette voie, tant que l'exploitation et la domination, l'hypocrisie et le sophisme, resteront les bases de notre organisation sociale.
 
 

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Mille exemples pourraient être cités à l'appui. Mais nous nous bornerons ici à un seul - le plus terrible - celui de nos enfants. Qu'en faisons-nous dans la société actuelle ?

Le respect de l'enfance est une des meilleures qualités qui se soient développées dans l'humanité, à mesure qu'elle accomplissait sa marche pénible, de l'état sauvage à son état actuel. Que de fois n'a-t-on pas vu, en effet, l'homme le plus dépravé désarmé par le sourire d'un enfant ? - Eh bien, ce respect s'en va aujourd'hui et l'enfant devient chez nous une chair à machine, si ce n'est un jouet pour satisfaire les passions bestiales.
 
 

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Nous avons vu récemment comment la bourgeoisie massacrait nos enfants en les faisant travailler de longues journées dans les usines4. Là, on les tue au physique. Mais, c'est peu. Pourrie jusqu'à la moelle la société tue encore nos enfants au moral.

En réduisant l'enseignement à un apprentissage routinier qui ne donne aucune application aux jeunes et nobles passions et au besoin d'idéal qui se révèlent à un certain âge chez la plupart de nos enfants, elle fait que toute nature tant soit peu indépendante, poétique ou fière, prend l'école en haine, se renferme en elle-même ou va trouver ailleurs une issue à ses passions. Les uns vont chercher dans le roman la poésie qui leur a manqué dans la vie; ils se bourrent de cette littérature immonde, fabriquée par et pour la bourgeoisie, à deux ou quatre sous la ligne - et ils finissent, comme le jeune Lemaître, par ouvrir un jour le ventre et couper la gorge à un autre enfant, «afin de devenir assassins célèbres». Les autres s'adonnent à des vices exécrables, et seuls, les enfants du juste-milieu, ceux qui n'ont ni passions, ni élans, ni sentiments d'indépendance, arrivent sans accidents «jusqu'au bout». Ceux-là fourniront à la société son contingent de bons bourgeois à moralité mesquine, qui ne volent pas, il est vrai, les mouchoirs aux passants, mais qui volent «honnêtement» leurs clients; qui n'ont pas de passions, mais qui font en cachette leur visite à l'entremetteuse pour «se débarrasser de la graisse si monotone du pot-au-feu», qui croupiront dans leur marais, et qui crieront haro! sur quiconque osera toucher à leur moisissure.

Voilà pour le garçon! Quant à la fille, la bourgeoisie la corrompt dès le bas âge. Lectures absurdes, poupées habillées comme des camélias, costumes et exemples édifiants de la mère, propos de boudoir - rien ne manquera pour faire de l'enfant une femme qui se vendra au plus donnant. Et cet enfant sème déjà la gangrène autour d'elle: les enfants ouvriers ne regardent-ils pas avec envie cette fille bien parée, aux allures élégantes, courtisane à douze ans ? Mais, si la mère est «vertueuse» - à la manière dont les bonnes bourgeoises le sont - ce sera encore pis! Si l'enfant est intelligente et passionnée, elle appréciera bientôt à sa juste valeur cette morale à double face, qui consiste à dire: «Aime ton prochain, mais pille quand tu peux ! Sois vertueuse, mais jusqu'à un certain point, etc.» - et étouffant dans cette atmosphère de moralité à la Tartufe, ne trouvant dans la vie rien de beau, de sublime, d'entraînant, qui respire la vraie passion, elle se jettera tête baissée dans les bras du premier venu - pourvu qu'il satisfasse ses appétits de luxe.
 
 

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Examinez ces faits, méditez-en les causes et dites si nous n'avons pas raison d'affirmer qu'il faut une révolution terrible pour enlever enfin la souillure de nos sociétés, jusque dans leurs racines, car, tant que les causes de la gangrène resteront, rien ne sera guéri.

Tant que nous aurons une caste d'oisifs, entretenue par notre travail, sous prétexte qu'ils sont nécessaires pour nous diriger - ces oisifs seront toujours un foyer pestilentiel pour la mortalité publique. L'homme oisif et abruti, qui toute sa vie est en quête de nouveaux plaisirs, celui chez lequel tout sentiment de solidarité avec les autres hommes est tué par les principes mêmes de son existence, et chez lequel les sentiments du plus vil égoïsme sont nourris par la pratique même de sa vie - cet homme-là penchera toujours vers la sensualité la plus grossière: il avilira tout ce qui l'entoure. Avec son sac d'écus et ses instincts de brute, il prostituera femme et enfant; il prostituera l'art, le théâtre, la presse - il l'a déjà fait à présent -, il vendra son pays, il en vendra les défenseurs et, trop lâche pour massacrer lui-même, il fera massacrer l'élite de sa patrie, le jour où il aura peur de perdre son sac d'écus, l'unique source de ses jouissances.

Cela est inévitable et les écrits des moralistes n'y changeront rien. La peste est dans nos foyers, il faut en détruire la cause, et dussions-nous procéder par le feu et le fer, nous n'avons pas à hésiter. Il y va du salut de l'humanité.
 
 


LA PROCHAINE RÉVOLUTION




Dans les chapitres précédents nous arrivions à la conclusion que l'Europe descend sur un plan incliné vers une commotion révolutionnaire.

En étudiant le mode de la production et de l'échange, tels qu'ils se sont organisés entre les mains de la bourgeoisie, nous trouvons un état de choses attaqué par une gangrène irrémédiable; nous voyons l'absence de toute base scientifique et humanitaire, la dissipation folle du capital social, la soif du gain poussée jusqu'au mépris absolu de toutes les lois de la sociabilité, la guerre industrielle en permanence, le chaos; et nous avons salué l'approche du jour où ce cri: la déchéance de la bourgeoisie! s'échappera de toutes les lèvres avec cette unanimité qui jadis caractérisait la proclamation de la déchéance des dynasties.

En étudiant le développement des États, leur rôle historique et la décomposition qui les ronge aujourd'hui, nous voyons ce que ce mode de groupement a accompli dans l'histoire, tout ce dont il fut capable et s'effondre aujourd'hui sous le poids de ses propres attributions, pour céder la place à de nouvelles organisations basées sur de nouveaux principes, plus en rapport avec les tendances modernes de l'humanité.

D'autre part, ceux qui observent avec attention le mouvement des idées dans le sein de la société actuelle savent bien avec quelle ardeur la pensée humaine travaille aujourd'hui à la révision complète des appréciations qui nous furent léguées par les siècles passés et à l'élaboration de nouveaux systèmes philosophiques et scientifiques destinés à devenir la base des sociétés à venir. Ce n'est plus seulement le sombre réformateur qui, exténué par un travail au-dessus de ses forces et par une misère au-dessus de sa patience, critique les institutions honteuses dont il subit le poids et qui rêve un avenir meilleur. C'est aussi le savant qui, quoique élevé dans les anciens préjugés, apprend cependant peu à peu à les secouer et, prêtant l'oreille aux courants d'idées dont les esprits populaires se pénètrent, s'en fait un jour le porte-voix, l'énonciateur. «La hache de la critique sape à grands coups tout l'héritage qu'on nous avait transmis à titre de vérités; philosophie, sciences naturelles, morale, histoire, art, rien n'est épargné dans ce travail de démolition!» — s'écrient les conservateurs. Rien, jusqu'aux bases mêmes de vos institutions sociales — la propriété et le pouvoir — attaquées aussi bien par le nègre de l'usine que par le travailleur de la pensée, par l'intéressé au changement que par celui qui reculerait avec effroi le jour où il verrait ses idées revêtir un corps, secouer la poussière des bibliothèques et s'incarner dans le tumulte de la réalisation pratique.
 
 

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Décadence et décomposition des formes existantes et mécontentement général; élaboration ardue des formes nouvelles et désir impatient d'un changement; élan juvénile de la critique dans le domaine des sciences, de la philosophie, de l'éthique, et fermentation générale de l'opinion publique ; d'autre part, indifférence paresseuse ou résistance criminelle de ceux qui détiennent le pouvoir et qui ont encore la force et, par soubresauts, le courage de s'opposer au développement des idées nouvelles.

Tel fut toujours l'état des sociétés à la veille des grandes révolutions; tel il est encore aujourd'hui. Ce n'est pas l'imagination surexcitée d'un groupe de turbulents qui vient l'affirmer; c'est l'observation calme et scientifique qui le dévoile; si bien que ceux même qui, pour excuser leur coupable indifférence, se plaisent à dire: «Tranquillisons-nous, il n'y a pas encore péril en la demeure», ceux-là même laissent échapper l'aveu que la situation s'envenime et qu'ils ne savent pas trop où nous allons. Seulement, après s'être soulagés par cet aveu, ils se détournent et de nouveau se mettent à ruminer sans pensée.

«Mais on l'a si souvent annoncée, cette révolution!» — soupire à côté de nous le pessimiste; «moi-même j'y ai cru un moment, et pourtant elle n'arrive pas!» — Elle n'en sera que plus mûre. «A deux reprises, la Révolution fut sur le point d'éclater, en 1754 et en 1771, nous dit un historien en parlant du XVIIIème siècle (j'allais presque écrire: en 1848 et en 1871) 5. Eh bien, pour ne pas avoir éclaté alors, elle n'en devint que plus puissante et plus féconde à la fin du siècle.
 
 

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Mais laissons dormir les indifférents et bougonner les pessimistes: nous avons autre chose à faire. Demandons-nous quel sera le caractère de cette révolution que tant d'hommes pressentent et préparent, et quelle doit être notre attitude en présence de cette éventualité.

Nous ne ferons pas de prophéties historiques: ni l'état embryonnaire de la sociologie, ni l'état actuel de l'histoire qui, selon l'expression d'Augustin Thierry, «ne fait qu'étouffer la vérité sous des formules de convention», — ne nous y autorisent. Bornons-nous donc à poser quelques questions bien simples.
Pouvons-nous admettre, ne fût-ce que pour un moment, que cet immense travail intellectuel de révision et de réformation qui s'opère dans toutes les classes de la société, puisse s'apaiser par un simple changement de gouvernement ? Que le mécontentement économique, grossissant et se répandant de jour en jour, ne cherche pas à se manifester dans la vie publique, dès que les circonstances favorables — la désorganisation des pouvoirs — se présenteront à la suite d'événements quelconques ?
Poser ces questions, c'est les résoudre ? — Évidemment non.

Pouvons-nous croire que les paysans irlandais et anglais, s'ils entrevoient la possibilité de s'emparer du sol qu'ils convoitent depuis tant de siècles et de chasser les seigneurs qu'ils détestent si cordialement, ne profiteront pas de la première conflagration pour chercher à réaliser leurs vœux ?
 
 

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Pouvons-nous croire que la France, lors d'un nouveau 1848 européen, se bornera à renvoyer le Gambetta du jour pour le remplacer par M. Clemenceau, et ne cherchera pas à voir ce que la Commune peut faire pour améliorer le sort des travailleurs ? Que le paysan français, voyant le pouvoir central désorganisé, ne cherchera pas à s'emparer des prés veloutés de ses voisines les saintes sœurs, ainsi que des champs féconds des gros bourgeois qui, étant venus les uns et les aut